Jacques Vidal, né à Athis-Mons le 13 octobre 1949. Beau visage ténébreux. Attitude sur l’instrument, positions des mains, justesse, doigté, rondeur du son et drive à toute épreuve. Une leçon. Jacques Vidal est professeur de contrebasse au conservatoire du 11e arrondissement de Paris. Compositeur et auteur d’albums soignés de A à Z : son, écriture, partenaires de luxe, pochette, textes, lettrage.

Après deux opus consacrés à Mingus, Mingus Spirit (2007) et Fables of Mingus (2011), il revient à la charge avec Cuernavaca (Soupir éditions). Réaliser un disque emballant, par les temps qui courent, est une chose. Le présenter en scène, comme on transforme un essai, une autre. Le concert du 11 décembre au Studio de l’Ermitage (Paris 20e), supérieurement sonorisé, réussit ce pari.
Mingus, à lui seul un volcan
Charles Mingus, cela va finir par se savoir, est un compositeur de premier plan au XXe siècle. Né à Nogales en 1922, Mingus est mort à Cuernavaca (Mexique), au-dessous du volcan (voir Malcolm Lowry), le 5 janvier 1979. Mingus était à lui seul un volcan. Un volcan de colère et de joie. Un volcan de violence politique. Un meneur de troupe bouillant et un compositeur aussi sophistiqué que puissant. Tous ses disques sont de nature à convaincre les publics les plus variés, des plus profanes aux érudits sourcilleux. En scène, c’était un coup de tonnerre. Un corps terrible.
Jacques Vidal se signale par une sorte d’intégrité devant la musique. Tantôt on le dit autodidacte. Quelle idée ! Parce qu’à quinze ans, avant d’approcher la contrebasse, il fréquentait l’école du batteur historique Kenny Clarke ? Parce qu’à 17 ans, sidéré par Jimmy Garrison, le bassiste de Coltrane, il le regardait si fort, que Garrison à la fin lui pinça la joue : « Toi, je sais que tu es contrebassiste. » Il ne l’était pas encore.
Jacques Vidal, tantôt on rappelle ses études classiques, notamment auprès de Gaston Logerot et Jacques Cazauran, ce considérable formateur de contrebassistes allés vers le jazz avec un bagage d’enfer. Tantôt on rappelle qu’il participe aux débuts de Magma. Tantôt on aligne son parcours aux côtés de sacrés « Maîtres » : tourner avec le batteur Philly Joe Jones, ce n’est pas rien. Tantôt on rappelle sa fraternité avec le guitariste Frédéric Sylvestre.
Rage joyeuse et stricte
Pour Cuernavaca, il s’appuie pour l’orchestration sur Maël Oudin, un ancien élève. Dirigeant un groupe atypique : Isabelle Carpentier (vocaliste), Pierrick Pedron (alto sax), Daniel Zimmerman (trombone) et Xavier Desandre-Navarre (drums et percus). Plus, pari téméraire en scène, un quatuor de voix : Nathalie Jeanlys, Stephie Bowring, Alan Hoist et Thierry François. Dans cette musique, si vous ne citez pas tous les acteurs, c’est l’acte entier que vous passez à l’as.
De Mingus, Maël Oudin et Jacques Vidal soulignent la rage joyeuse, stricte, fondée sur le blues et le gospel, le grand art classique et la perfection de Duke Ellington. La perfection est l’idée qui aura souvent mené l’humanité à sa perte, sauf en jazz : Louis Armstrong, Lester Young, Charlie Parker, Miles Davis, George Russel, Coltrane et Rollins mettent tout le monde d’accord, mais on peut allonger la liste.
Pour la petite ou grande Histoire, ceci : à 20 ans, Mingus était le bassiste de l’orchestre Ellington. Piqué un soir en scène, par une réflexion raciste du « lead trombone » Juan Tizol, auteur du saucisson Caravan (le Boléro de Ravel du jazz), Mingus décida, il avait le sang chaud, de lui faire la peau. S’ensuivit une course poursuite façon Tex Avery autour de l’orchestre. Mingus – c’était un colosse – faisait des moulinets, contrebasse au poing, derrière Tizol qui courait comme un lapin en agitant à l’amiable son trombone. A la fin du concert, Duke : « Mingus, je n’ai jamais renvoyé un gars de l’orchestre, je suis vraiment navré, je t’adore, mais là, tu es allé trop loin. »
Sans dévotion ni imitation
Ce qui est formidable dans le Cuernavaca de Vidal, inspiré du livre d’Enzo Cormann (éd. Rouge Profond, 2005), c’est que tout y est de Mingus, légende comprise, sans dévotion ni timidité. La présence des voix, par exemple, ce sont celles que l’on entend chez Mingus, sous ses cris de relance ou ses exhortations, comme autant d’harmoniques du chant des solistes. Quand Mingus joue, tout le monde joue Mingus.
Lequel ne se gênait pas pour râler : « Jamais je n’ai entendu ma musique jouée comme je l’entends dans ma tête. » Il était pourtant, à tous les postes, entouré de stars éblouissantes. De tous les big bands qui ont essayé de survivre à la disparition de leur meneur (Duke, Count, etc.), le sien, Mingus Dynasty, est le seul qui a un temps tenu la route. La musique était trop forte.
Cette force permet à Jacques Vidal de reprendre Mingus sans imitation, de s’en libérer sans quitter une seconde la voix des arrangements. Escorté, il faut dire, d’un Pierrick Pedron aussi impérial qu’exact, sans la moindre pointe de tralala avantageux, tout comme Daniel Zimmermann, à fond dans l’esprit des trombones de Mingus, ou Jacques Desandre-Navarre, aux « solos de batteur » aussi justifiés qu’exaltants.
Répertoire : Mingus, Mingus, Mingus (de Better Get It in Your Soul à Ecclusiastics, en passant par les hommages à Lester Young et Billie Holiday). Plus les pièces signées Vidal, son jeu radical, souple, délicat, et un récitatif précieux d’Isabelle Carpentier, en duo avec les cordes roulant et bondissant de quarte en quarte dans un silence rare.
Vous avez les concerts avec flashes et smartphones à tous les étages. Vous avez les concerts debout ou assis. Et puis, vous avez, cela arrive encore, les concerts de musique jouée demain.